vendredi 6 novembre 2009

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Avant propos


Mariette Bergeron-Tremblay

Ma chère Yvonne,

J’ai relu plusieurs fois ton intéressant recueil ! Avec fraîcheur et candeur, comme tu le dis si bien, tu sais relater les hauts faits de votre vie. On dirait que tu les attrapes au passage, ces hauts faits, dans le désordre, mine de rien, sans avoir l’air d’y toucher, et c’est ce qui fait le charme de la lecture. Tu y parles de parents, d’amis et de connaissances nouvelles ; tu transformes ces personnages en protagonistes de ta vie. En artiste, tu saisis toutes les occasions pour parler de l’importance de l’art. Tu t’arrêtes souvent pour penser et réfléchir.


Portraits de personnages :

Monsieur Lessard, quel homme pittoresque ! Il m’a rappelé son magasin sur la côte qui m’attirait sans cesse, au temps de mes vingt ans. Il avait su reconnaître chez toi la meilleure des ambassadrices. À cet homme d’affaires dynamique, s’oppose peut-être l’attitude empesée de la chapelière.

Sœur Georges-Antoine pourrait être une parente de Mère Saint-Omer-de-Luxeuil, du pensionnat Saint-Dominique, une sœur enseignante que tu retrouveras dans mon livre. Oui, il y avait de ces religieuses qui savaient nous marquer, transcendant l’ambiance étouffante de leur communauté.

Benjamin, un ami exclusif, je dirais… Tu l’évoquais souvent lors de nos rencontres dans les années soixante-dix et quatre-vingt.

Jour de l’An mémorable, texte magnifiquement écrit ! J’entends encore le récit que nous en avait fait ton beau-frère Roland Garant, quelques mois plus tard. Là encore, évocation de gens généreux, de ta belle-sœur Thérèse, entre autres, qui inventoriait ses réserves culinaires pour nourrir tout un bataillon prisonnier de la neige !

Jennifer, Zhang Jie-Min, Madame Thibodeau, amis rencontrés au hasard de vos périples, compagnons de route qui laissent une empreinte, un souvenir. Jennifer avec son charme d’adolescente, Zhang Jie-Min, le peintre chinois désireux de percer comme artiste chez-nous. Malgré tous vos efforts, il n’avait pas réussi. Mme Thibodeau et ses jewelleries, drôle et si touchante !


Présence de l’art

Yvonne, presqu’à chaque page, tu poses un regard d’artiste. J’ai particulièrement aimé Anonymus, où, cette fois, c’est un art revendiqué qui s’exprime. Qui sont les coupables de cette injustice qui t’est réservée ? Lemieux, Yacurto, le journaliste Normand Girard ? Les trois à la fois, dirais-je. Le monde des hommes ne connaît pas ce que réalisent les femmes. Je suis fière de toi ! Tu as eu la détermination de protester par une lettre qui n’a jamais reçu de réponse…

La murale du Krieghoff décrit le travail de la muraliste avec minutie : son projet, sa préparation puis sa réalisation. Autour de toi s’intéressent et s’interrogent les voisins : James avec sa réserve tout anglaise, Suzanne et Pierre, ce mari malade, parti trop tôt, la petite Béatrice. La naissance du dessein prend forme. Le peintre suscite l’intérêt et la curiosité des témoins qui vont et viennent. Cette murale en trompe-l’œil, avec ses teintes douces et sa gracieuse mise en abyme, fait vivre tous tes petits-enfants. Même un chat effronté…


Réflexion

Tu préfères L’automne, tu souhaites les musiques douces plutôt que les salves tonitruantes, tu réfléchis à la mort à la dernière page de tes histoires. Je reconnais là la femme profonde qui observe et songe, la moniale qui se lève à l’aube et qui parle à ses arbres…

Comment ne pas souligner le talent de Claude, le photographe? Par l’habileté de sa lentille, il reproduit la beauté des toiles si bien choisies et qui viennent rehausser le texte. Soudain, une rose écarlate, photo de Claude, vient sceller une réconciliation !


Félicitations Yvonne. Ces Souvenirs désordonnés contribuent encore à te livrer sous une nouvelle forme, celle de l’écriture.


En toute amitié,

Mariette, le 4 novembre 2009


Les ormes et la famille


La marche matinale sur les Plaines d’Abraham est devenue pour moi une sorte de rituel à la fois physique et affectif. Cela me permet d’entretenir la forme et le souvenir.

Cet ensemble paysager bucolique où l’orme règne en nombre et en majesté a tôt fait d’évoquer ma famille, les Tremblay de Kouchepagane, pour qui l’orme est un symbole d’appartenance.

En effet, lorsqu’en 1926 la compagnie Duke Price harnacha la rivière Saguenay pour fin d’électricité, le lac Saint-Jean fut haussé et inonda une importante forêt d’ormes centenaires sur la terre familiale.

Cet événement tragique, suivi de procès retentissants, a élevé pour nous l’orme au rang d’objet-culte.

J’ai grandi à l’ombre de ces arbres. Il y en avait quantité autour de la maison. Plus tard, à ses huit filles, mon père offrait en cadeau de mariage des ormes qu’il plantait lui-même dans une sorte de cérémonial.

Lorsqu’il y a dix ans nous sommes venus vivre à Québec, je fus ravie de voir autant d’ormes sur les Plaines. Loin de me sentir coupée de mes racines, je me sentais en milieu familier.

Un matin où je marchais allègrement un grand orme dont une des branches majeures était soutenue par un tuteur me rappela mon grand-père, cet homme altier qui marchait avec une canne. À côté de lui, deux ormes solides et rapprochés pouvaient tout naturellement s’appeler Raoul et Eugénie, mes parents. À quelques mètres, un groupe de quatre me rappela la complicité de mon frère aîné Charles-Eugène avec ses sœurs Marguerite, Cécile et Claire. L’imagination trottant, j’ai déniché Germaine en retrait protégeant la petite Marie discrète et solitaire.

Ils sont tous là, nommés et identifiés, ces membres de ma famille déjà rendus au Paradis.

Chaque matin, je les salue au passage sans perdre la cadence avec tendresse.



Famille de Raoul Tremblay, juin 1954

Quatre générations de Tremblay :
Raoul, Charles-Eugène, Roger et Jean-François

Mon père, conteur


Mon père était un conteur. Il nous racontait l’Histoire à sa façon par des récits pittoresques où la chronologie n’existait pas. L’Antiquité chevauchait le Moyen-âge, l’Ancien et Nouveau Testament se confondaient avec l’actualité. Avec lui, l’Histoire se déroulait au présent et il était toujours présent dans l’histoire.

Ma mère par souci de rectitude remettait subtilement les choses en ordre à la fin du récit.


Compagnon des héros

Papa nous servait ses héros favoris dans des versions différentes toutes aussi passionnantes. La diversité de son auditoire stimulait son imagination.

Ses récits commençaient toujours par : Quand j’étais avec… ou… Un jour alors que nous étions… et moi…

Le comble de ses fantaisies l’amenait à mettre en scène Gengis Khan, Buffalo Bill et Josué dans le même récit. Mais ordinairement il nous racontait les faits héroïques d’un seul héros à la fois. Alors cela devenait une grande fresque abondante de détails savoureux.

Avec Gengis Khan, chef des Mongols, il nous a amenés en Russie, en Chine, en Perse, à la conquête de l’Asie. Nous avions droit à la longue chevauchée des troupes, à la couleur des chevaux, à la fatigue des hommes, à une description des habits des vaincus et des vainqueurs.

Buffalo Bill fut à mon avis son super héros. Pensez donc, tuer 69 bisons en une journée! Papa nous a raconté que cet homme avait dirigé le spectacle le plus populaire du monde qu’il a présenté dans toute l’Amérique du nord y compris au Canada et à Paris en 1905 au pied de la tour Eiffel devant trois millions de spectateurs. Il avait recréé en spectacle l’atmosphère de l’Ouest américain, la chasse au bison et l’attaque d’une diligence. Mon père était de tous les numéros.

Quant à Josué, nous avons entendu le son des trompettes antiques utilisées par les Hébreux contre les murailles de Jéricho lors de la conquête de Canaan.

Josué m’a envoyé dire à ses hommes de faire sonner les trompettes pendant sept jours en faisant sept fois le tour de la ville. À la fin, les murailles de Jéricho se sont effondrées et on a pu prendre la ville.

Notre père savait saisir le moment opportun.


L'histoire sans fin

Un soir d’été à la brunante nous prenons l’air sur la galerie. Simon, mon cousin de douze ans, est en promenade chez-nous. Papa commence à voix basse cette histoire sans fin et en augmente progressivement le crescendo:

Dans les sombres forêts des Apennins existe une caverne de brigands. Le chef dit à l’un d’eux : Nicodème, raconte-nous une de ces histoires qui font trembler les montagnes et frémir les passants. Nicodème commença ainsi :

Dans les sombres forêts des Apennins existe une caverne de brigands. Le chef dit à l’un d’eux : Nicodème, raconte-nous une de ces histoires qui font trembler les montagnes et frémir les passants. Nicodème commença ainsi :

Dans les sombres forêts des Apennins existe une caverne de brigands. Le chef dit à l’un d’eux : Nicodème, raconte-nous une de ces histoires qui font trembler les montagnes et frémir les passants. Nicodème commença ainsi :

Dans les sombres forêts des Apennins…



Simon affolé s’écrit :

Arrête mon oncle, ça m’poigne dans l’dos!



Soirée de famille à la maison familiale


Le poulain


Un poulain nous est né. Ma sœur Marie et moi courrons à l’écurie.

Nous le trouvons allongé sur le côté dans le box. Mon père tente de l’amener boire au sein de sa mère. Il ne semble pas pouvoir se lever. Le nouveau-né est si faible que ses jambes ne peuvent le tenir debout.

Le vétérinaire consulté diagnostique un rachitisme sévère.

Vous pouvez tenter de le sauver en lui donnant un œuf battu dans du lait tous les jours. Un apport de protéine guérit souvent cette carence.

Me voici investie par le paternel de la responsabilité de la cure. Mandat que je prends à cœur. Tous les matins je prépare et fais boire la potion magique à mon petit poulain qui la happe de plus en plus goulûment.

Après quelques semaines il est si fort que c’est en courant qu’il vient à ma rencontre déguster son élixir quotidien. De petit qu’il était, le voici devenu haut sur pattes, fringant, vif et de fière allure. Le parfait profil du futur coursier dont nous avons besoin.

Il est sauvé! Je pars rassurée pour le pensionnat en septembre.

Quelques semaines plus tard, une lettre de ma mère m’apprend la mort de mon poulain. Sa hardiesse l’a amené imprudemment sur la route au moment où un camion y circulait à grande vitesse.

Vive fut ma peine, car cette fois il n’y avait pas de potion pour le ramener à la vie.

La Ouananiche


L’été de mes seize ans aura eu une importance déterminante dans ma vie.

En cette année 1947 on célébrait le tricentenaire de la découverte du lac Saint-Jean par un grand pageant comptant au moins deux cents figurants sur une scène extérieure à Desbiens. Notre oncle Laurent Tremblay en était l’auteur et partageait la mise en scène avec le chorégraphe Maurice Lacasse Morénoff. Ce spectacle fut répété une dizaine de fois.

Avec mes sœurs Gilberte et Madeleine je fus invitée à en faire partie.
Ce fut pour moi des moments de rêve. Pour la première fois je vivais dans le monde merveilleux du théâtre et me découvrais une passion pour la danse.

C’est sans doute ce qu’à compris monsieur Morénoff lorsqu’il m’a proposé d’interpréter le solo vedette du numéro intitulé LA OUANANICHE, ce saumon d’eau douce aussi emblématique de la région que le bleuet.

La chorégraphie de ce numéro était descriptive et pleine de vivacité. Sur Pizzicato Polka de Johann Strauss une vingtaine de danseuses personnifiant les ouananiches simulaient le va et vient des poissons dans l’eau à travers des voiles bleutés en mouvements ondulatoires. Vers la fin un pêcheur lance sa ligne. Une imprudente (c’était moi) mord à l’hameçon et c’est dans une pirouette de grande agilité qu’elle est entraînée hors de l’eau. Fin du numéro. Applaudissements.

L’acteur qui jouait le rôle du pêcheur était un charmant jeune étudiant en génie qui s’appelait Robert. Mais le véritable pêcheur de cet été là, portait le nom de Claude. Son travail d’animateur sur le train qui amenait les spectateurs de Chicoutimi à Desbiens lui permit d’assister à toutes les représentations. La première fois qu’il est venu me féliciter dans les coulisses je fus d’emblée séduite par l’élégance de ce jeune homme souriant, portant béret béarnais et appareil-photo en bandoulière. Ses brèves visites successives me donnaient des ailes.

Monsieur Morénoff n’aura jamais su pourquoi la ouananiche, à sa grande satisfaction, bondissait de plus en plus haut d’un soir à l’autre.

La ouananiche, elle, savait quel hameçon magique l’avait piquée.



Yvonne, ballerine


Sœur Georges-Antoine


Dès mon arrivée en 1946 à l’École normale de Nicolet dirigée par les Sœurs de l’Assomption, une religieuse attire mon attention. Elle s’appelle Georges-Antoine. D’allure altière, elle transcende parmi les autres, elle impose le respect et intimide à la fois. Son statut de musicienne-organiste la place déjà à part, mais en plus elle a deux frères prêtres dont un est évêque. Ce qui l’ennoblit pour l’éternité.

Monseigneur Georges Melançon est l’évêque dont il s’agit. Il est à la tête du diocèse de Chicoutimi, donc mon évêque. Cette appartenance me vaut de la part de sa sœur une attention privilégiée. D’emblée elle m’accueille dans la chorale et me retient parfois après les pratiques pour me donner des nouvelles du Saguenay et me faire entendre de la musique classique.

À l’époque le grégorien était le chant liturgique de l’Église. Chant mélodique d’une grande qualité mystique. Avec Georges-Antoine j’appris à le chanter et à faire la lecture de ses neumes, notes de forme carrée. À la fin de l’année elle amenait ses bonnes élèves passer leur degré au monastère bénédictin de Saint-Benoit-du-lac. J’ai vu là comment cette religieuse était tenue en haute estime par le prieur Dom Mercure. Ce dernier était aussi un personnage. Formé à Solesmes, il avait à son retour au pays donné un grand essor au chant grégorien.

À la rentrée de septembre 1947 sœur Georges-Antoine s’informe de mes vacances. Je lui raconte l’été merveilleux que je viens de vivre grâce aux fêtes du tricentenaire de la découverte du Lac Saint-Jean et de ma participation au spectacle qui m’a révélé l’art de la danse. Cette révélation l’amènera au cours de l’année à me demander de monter une chorégraphie lors de la fête de sainte Cécile.

Forte de sa confiance je me suis mise à l’œuvre et ai imaginé une danse sur la valse des fleurs de Tchaïkovski. Une dizaine de normaliennes, habillées de longues robes blanches et couronnées de fleurs, évoluaient sur scène en décrivant rondes et guirlandes. À la dernière note, d’une geste gracieux elles projetaient dans la salle une pluie de pétales de roses. Avec la prétention de mes seize ans, j’ose dire que c’était sublimement proustien!...

Vingt ans après ma sortie de l’École normale, je reçois un coup de fil d’un secrétaire de l’évêché de Chicoutimi. Il me demande si je suis bien cette Yvonne Tremblay qui a étudié chez les Sœurs de l’Assomption de Nicolet? À ma réponse affirmative il m’informe que quelqu'un aimerait me voir. C’est sœur Georges-Antoine venue visiter son vieux frère évêque mourant.

Je me rends la rencontrer avec bonheur. Au premier abord, j’ai mal à la reconnaître. Comme toutes les religieuses qui ont fait le virage vestimentaire, elle ne porte plus l’uniforme. Elle est vêtue d’un tailleur couleur marine. Ses cheveux, que je vois pour la première fois, auréolent de blancs son visage ridé.

Retrouvailles émouvantes de cette grande dame qui avec l’âge n’a rien perdu de sa superbe. Nous échangeons des souvenirs. Je lui dis ma reconnaissance pour l’ouverture aux arts dont je lui suis en grande partie redevable.

Je ne l’ai plus revue par la suite, mais c’est toujours avec une grande admiration que j’évoque son nom.

Une Studebaker aventurière


À peine une heure de cours de conduite automobile et voilà que Madeleine prend le volant de notre Studebaker pour l’amener au Saguenay. Cette voiture d’occasion brille comme une neuve. Style coupé à ligne fuselée, de couleur jade, un vrai petit bijou digne de la fabuleuse aventure dans laquelle nous plongeons. Aventure à la fois missionnaire, culturelle et lucrative.

Mandatées par notre oncle, le Père Laurent Tremblay o.m.i., nous avons mission de parcourir le Québec, les Maritimes et la Nouvelle-Angleterre pour diffuser sa dernière œuvre : Ma Croisade, un livre d’aspect attrayant, illustré par Odette Vincent Fumet, dédié à la Vierge Marie sous différents vocables : Notre Dame des épreuves, Notre Dame du travail, Notre Dame de la maison…

Je vous confie la vente de l’édition complète des 20 000 volumes, nous dit notre révérend oncle.

Beau contrat.

Nous sommes en 1952, une époque où la dévotion mariale, intensifiée par le chapelet en famille récité tous les soirs par le cardinal Léger à la radio de Radio-Canada, bat son plein. Il faut rappeler également qu’ìl est de coutume d’offrir aux élèves des livres en prix de fin d’année.

Le terrain est propice, nos vingt ans pleins d’enthousiasme, Madeleine et moi avons décidé de plonger dans l’aventure.


Le coffre de la Studebaker rempli de livres, nous ratissons au départ notre région en sollicitant les communautés religieuses d’enseignement et les commissions scolaires. La réponse est tout de suite positive. Nous livrons à la caisse et prenons aussi des commandes pour expédition ultérieure.

Madeleine a un don inné de vendeuse. Elle trouve toujours le mot persuasif. Quant à moi, l’expérience acquise au Royaume de l’élégance me sert bien. Le charme des jeunes démarcheuses joue souvent… surtout dans les institutions masculines. Dieu nous pardonne. C’est pour une bonne cause.

Fortes du succès obtenu au Saguenay, nous poursuivons la sollicitation dans d’autres régions toujours bien servies par notre voiture que j’ai appris à conduire. Mais en général c’est Madeleine, ma sœur aînée et leader de tempérament, qui la conduit. Le rôle de pilote me convient mieux. C’est également moi qui sur la route va aux renseignements.

Je me souviens qu’un jour nous cherchions un collège de la communauté des Pères du Saint-Esprit. Je m’informe à un vieux monsieur sur le bord de la route où se trouve ce collège.

Les péres du Saint-Esprit…? Ceuses-là qui ont un maniére de volaille su l’estomac?...

Il m’a, à sa manière, décrit la particularité de la soutane de ces révérends pères qui, en effet, arborent une colombe brodée sur la poitrine.

L’accueil en général est chaleureux. Surtout chez les religieuses qui nous invitent parfois à rester dîner au couvent. On sent une sorte de compassion à leurs yeux de moniales pour les petites filles aventureuses que nous sommes. Elles nous donnent souvent des filons, nous recommandent d’aller visiter d’autres couvents éventuellement intéressées à se procurer Ma Croisade.

Dans la région du Saguenay notre port d’attache est chez nos parents. Dans les Bois francs c’est chez notre sœur Claire à Victoriaville. À Montréal c’est à la maison d’édition des Oblats que nous trouvons une famille. En régions éloignées nous logeons ordinairement à l’hôtel quoique souvent une amie connait une amie… qui nous offre généreusement le gite et le couvert. Ces contacts privilégiés enrichissent nos connaissances et demeurent souvent des liens durables.

Lorsque nous logeons à l’hôtel, nous apprenons vite qu’en tant que jeunes femmes nous devons être prudentes. Un soir, à Mont-Laurier, deux voyageurs à la salle à manger nous font de l’œil. Indifférence de notre part. Après le repas, invitées toutes les deux par le supérieur du Séminaire que nous avions visité dans la journée, nous retournons à cette institution pour entendre Gilles Lefebvre (le fondateur des Jeunesses musicales du Canada) qui y donne un récital de violon. À notre retour à l’hôtel, nos deux lascars du souper sont dans le hall. Nous montons rapidement à notre chambre. Le temps de tourner la clé, on frappe à la porte :

Ouvrez la porte…on vous veut pas le mal, juste de l’affection…

Malheur! Pas de téléphone à la chambre pour appeler la direction. Nous restons muettes jusqu’à ce qu’on les entende enfin rebrousser chemin. La porte reste close jusqu’au lendemain matin, même si la toilette se trouve au bout du corridor. Dieu merci, dans la chambre il y a un lavabo… !

Notre passionnante découverte du pays et de sa diversité géographique et humaine se poursuit depuis près d’un an lorsque notre Studebaker manifeste des signes de fatigue. Il est vrai que nous lui avons beaucoup demandé: rouler des milliers de kilomètres par monts et par vaux, beau temps mauvais temps, porter sans répit de lourdes caisses de livres plein le coffre… et de sa vie antérieure on ne sait rien. Bref, nous devons à regret lui dire adieu.

Tout compte fait, nous réalisons que nous avons les moyens financiers de la remplacer. Une autre Studebaker toute neuve lui succède. Spacieuse, couleur bourgogne, rutilante comme un bon vin, cette nouvelle alliée demeure solidaire jusqu’à la fin de notre contrat avec notre oncle.


C’est à ce moment que je signe un autre contrat: mon contrat de mariage.

Ma sœur acquière ma part de la voiture tout en offrant généreusement à Claude et à moi de l’utiliser pour notre voyage de noce.

C’est le début en Studebaker d’une autre aventure qui dure depuis plus de cinquante ans.

Madame Thibodeau


Notre travail de représentantes pour la Librairie oblate nous amenait, ma sœur Madeleine et moi, à visiter aussi les communautés religieuses de la Nouvelle-Angleterre.

Grâce à une amie qui la connaissait, une dame Thibodeau de Boston nous offrit généreusement de loger chez elle.

Elle était originaire de Tracadie et veuve de Victor, un riche homme d’affaire. Elle avait conservé le parler coloré des Acadiens.

Les p’tites filles, y a pas de gêne. Ma maison est grande sans bon sens et vous serions comme chez vous

En effet sa maison était vaste et elle était entourée d’un grand jardin abondamment fleuri.

Nous fûmes accueillies par Madame Thibodeau à bras ouverts et avec moult démonstrations d’enthousiasme. Sa fille unique June, aussi exubérante que sa mère, vivait sous le même toit avec sa famille.

Lovely baby

Le temps de ranger nos affaires et on nous convie à souper. Le mari de June est là dans toute sa stature d’athlète, charmant, mais silencieux. Leur bébé, assis dans une chaise haute, me fige. Il est trisomique et hydrocéphale. Que dire? J’observe et j’écoute. June est émouvante de tendresse envers son bébé. Durant le repas elle nous apprend comment cet enfant fut désiré, et à quel prix. Infertile, le couple a eu recours à l’insémination artificielle, chose que j’ignorais à l’époque.

Le doctor, nous expliqua-t-elle, a pris la jarme de mon mari et l’a mise dans mon ventre. J’ai pu comme ça avoir my lovely baby. Un miracle!

Sa mère un peu puritaine sursaute :

Voyons June, c’est pas des choses à raconter à des p’tites filles.


J’avais vingt ans et Mado vingt-deux…

L'anniversaire de Victor

Le lendemain, madame Thibodeau nous annonce que c’est l’anniversaire de son mari et qu’elle aimerait aller sur la tombe de son défunt Victor qui est mort. Nous lui offrons de l’y conduire.

Chemin faisant, madame demande d’arrêter devant la boutique d’un fleuriste :

Stop here! Je veux acheter des peonies pour mon défunt Victor.

Elle revient à la voiture les bras chargés. Madeleine de peut s’empêcher de lui demander :

Pourquoi n’ avez-vous pas pris les pivoines de votre jardin? Il y en a en abondance…

Oui c’est vrai, mais ce gars-là, il a un business et il faut l’encourager.

Près de la tombe de son Victor, notre amie laisse aller ses larmes. Soudain elle s’arrête, porte la main à son cou et s’écrie :

My jewelleries! J’avions oublié my jewelleries !

Ce n’est pas grave…

Oui, c’est lui qui me les a données.

Elle se sentait fautive en ce jour particulier d’avoir omis cette délicatesse envers son Victor.

Retour d'un cousin prêtre

Le soir nous réservait une rencontre avec la famille élargie des Thibodeau. Notre hôte tenait à ce nous allions avec eux à l’aéroport afin d’accueillir le cousin prêtre qui revenait de Rome. Ce séjour dans la ville éternelle augmentait le haut prestige dont il jouissait déjà dans la famille.

Je m’attendais à voir arriver un religieux en soutane comme c’était encore l’usage au Québec. Ce fut, à mon grand étonnement, un homme en clergyman, imposant de taille, dégageant un certain charisme qui s’avança.

Impressionnée, je n’ai su dire plus que « please to meet you Father » tel qu’on me l’avait appris.

Le respect dont il fut l’objet à la fête familiale qui suivit témoignait de l’importance de ce personnage dans la famille. Mais tout le clinquant déployé avec ballons et crécelles profanait à mes yeux le sens profond de la rencontre.

La plage

Le lendemain, dimanche après la messe, June nous propose d’aller avec elle nous reposer à la plage. Elle nous amène dans ce qu’il nous semble être une foire avec manège, grande-roue, tamponneuses et tout le cirque.

Où est la plage?

There! me désignant la mer cachée par tout ce bazar.

Nouveau concept d’une plage où on trouve le repos!

Épilogue

Je reverrai madame Thibodeau deux ans plus tard alors que j’étais nouvellement mariée. De passage au Saguenay, elle fit chez nous une courte visite pour connaître mon mari et voir si j’avais mon rug rouge. (Je lui aurais dit, parait-il, que j’aimerais avoir un tapis rouge dans ma chambre.)

Chose plus sérieuse, elle m’apprit que le lovely baby était mort depuis un an et que June et son époux travaillaient for have another miracle.

Cette chère dame Thibodeau est allée depuis longtemps rejoindre son défunt Victor. A-t-elle pensé pour la circonstance porter les précieuses jewelleries qu’il lui avait offertes ?

Monsieur Lessard


M. Lessard était une personnalité dominante à Chicoutimi dans le domaine des affaires au milieu du siècle dernier. On l’appelait familièrement Monsieur J. A. (Joseph-Arthur) pour le distinguer de son frère Héraclius qui lui aussi tenait un commerce. Je n’ai pas connu ce dernier, mais par contre je peux me vanter d’avoir eu le privilège de connaître de près le premier.


Royaume de l'élégance

C’était autour de 1950. J’enseignais dans une école primaire de Chicoutimi. La surpopulation étudiante et l’absence de locaux avaient obligé la commission scolaire à diviser les élèves en deux groupes successifs par jour. J’enseignais à un groupe du matin. Il me restait donc beaucoup de temps libre.

Un après-midi, j’ose entrer au Royaume de l’élégance, le magasin le plus chic du Saguenay. Voir ne coûte rien… Pourquoi pas? Et si par hasard, je trouvais une jolie robe pour Noël? J’observe, admire, musardant d’une rangée à une autre lorsque je découvre une splendide robe de velours noire légèrement décolletée, à manches courtes bouffantes en dentelle blanche.

M. Lessard qui voit tout… m’offre de l’essayer. Elle me va à merveille. Un tour de valse devant le miroir… J’imagine le regard admiratif de Claude. J’achète… ou plus exactement, je fais mettre de côté, le temps de ramasser le montant de la merveilleuse robe.

En entendant mon nom, M. Lessard m’apprend que je porte le même nom que celui de sa femme et, plus encore, que le père de madame Lessard est cousin de mon grand-père Onésime. Nous voici presque en lien de parenté.

Votre oncle Monseigneur Victor vient souvent nous visiter…

Apprenant que l’enseignement me laisse mes après-midis libres, il me propose de travailler comme vendeuse dans le département des robes, manteaux et fourrures.

Je n’ai pas d’expérience.

Vous avez le sourire… C’est primordial.


Au travail

D’emblée j’ai aimé ce travail d’appoint. Il ne ressemblait en rien à celui de l’éducation. J’y trouvais un monde de beauté et d’élégance où l’approche psychologique de la vendeuse doit savoir orienter les clientes vers le bon choix et surtout leur donner satisfaction. Défi quotidien, toujours renouvelé. L’atmosphère du lieu ressemblait à un grand salon feutré. Des fauteuils disposés ici et là permettaient aux clientes de faire la pause au besoin. C’est là que souvent M. Lessard rassemblait les vendeuses pour donner ses directives. Un vrai PDG.

Je me sentais privilégiée. Il me réservait souvent des tâches particulières. Un jour entre autres il me confia une publicité téléphonique pour une vente de manteaux de fourrure. C’était une innovation pour l’époque. Pour le faire sans accaparer la ligne téléphonique du magasin, c’est chez lui, dans sa luxueuse résidence, qu’il m’amena. Il m’installa dans sa chambre, près du téléphone de la table de chevet.

Prenez vos aises et appuyez-vous sur mes oreillers.

Aidée du bottin, j’invitais durant toute la journée les dames de Chicoutimi, avec le plus de persuasion possible, à venir voir les aubaines offertes au magasin. Une pause au diner dans la grande salle à manger avec Mme et M. Lessard. Quel honneur!

Le lendemain matin, je reprenais mon travail habituel. Mon patron me salua avec un sourire coquin.

Votre parfum a flotté dans l’air de ma chambre toute la nuit…

Un peu mal à l’aise, j’ai sagement déduit qu’un homme, tout patron qu’il soit, avait le droit de rêver.

Autre marque de considération, il me demandait souvent de modeler un manteau de fourrure devant une cliente.

Quand elle vous voit le si bien porter, disait-il, cela est vendeur.

J’ai même eu le plaisir de participer à un défilé de mode au Capitole. C’est à moi qu’il réserva l’honneur de porter la robe de la mariée. À mon tour de rêver, moi qui projetais de convoler en juste noce bientôt.



L'homme

J’ai toujours senti que M. Lessard, tout homme charmant et charmeur qu’il était, manifestait son attachement envers moi avec beaucoup de respect. Avec le recul, je pense que le fait de porter le même nom que sa femme et de me savoir en amour avec mon bel étudiant le rendait romantique.

Pour preuve, il m’accorda facilement congé pour aller au bal de la faculté de Droit de Laval, même si le magasin avait besoin de tout son personnel pour la vente de fin de saison. Il partageait à sa façon ma joie, allant même jusqu’à me prêter une étole de vison pour compléter ma toilette.

Autre délicatesse de sa part. De retour d’un salon de la mode à Paris, mon cher patron me remit discrètement une broche en argent.

Cette petite ballerine m’a fait penser à vous qui suivez des cours de ballet.

J’aurais sûrement d’autres anecdotes à évoquer qui témoigneraient de ses attentions, mais je terminerai par cette dernière qui n’est pas la moindre.

Quelques jours avant notre mariage, j’ai reçu en cadeau un ensemble de draps brodés en fine percale. Sur la carte de vœux, ces mots signés J.A. Lessard :

Que votre ménage soit toujours dans de beaux draps et s’il vous arrive de rêver, j’espère y avoir une petite place.

Saint Antoine


La foi transporte les montagnes mais pour mon père pas toujours aussi vite qu’il l’aurait voulu.

Papa vivait sa retraite à rendre service. Ses enfants pouvaient compter sur lui pour effectuer des travaux de menuiserie voire même des rénovations importantes. Il acceptait rarement de travailler en dehors de la famille.

Un jour cependant, il reçoit une demande de la Supérieure des religieuses Antoniennes de Chicoutimi. Elle connaît sa générosité et le sollicite pour effectuer des réparations au réfectoire du couvent. C’est donc avec son coffre à outils et ses mains habiles que mon père s’amène chez les bonnes sœurs.

Dès les premiers jours son beau marteau tout neuf disparait. Il a beau chercher partout. Rien.

— Je vais vous passer celui de la communauté, dit la religieuse qui s’empresse d’aller le chercher.

Elle lui apporte un vieux marteau tout branlant dans le manche. Difficile pour mon père de travailler avec un si vieil outil.

— Demandez à saint Antoine de vous aider à retrouver le vôtre, Monsieur Tremblay. Vous n’avez qu’à lui promettre une récompense, ne serait-ce que 25 sous. Mais surtout il faut que vous ayez la foi!

Les jours passent. Toujours pas son marteau. Lassé de travailler avec l’outil de fortune des sœurs, papa va à la quincaillerie s’en acheter un autre.

À la fin des rénovations, voilà qu’en soulevant une planche, il voit son marteau là, provoquant !

— Je vous l’avais bien dit, n’est-ce pas, que saint Antoine le trouverait? Quand on a la foi, on est récompensé.

Malgré le retard à être exaucé mon père se sent obligé de remplir sa promesse. Il plonge la main dans sa poche, prend une pièce de vingt-cinq cents et la lance au fond du réfectoire dans un amas de bran de scie :

— Tu m’as laissé chercher, saint Antoine… Cherche à ton tour!

Grand éclat de rire de la supérieure qui avait le sens de l’humour…

Mot savoureux


On sonne à la porte par un beau dimanche à huit heures du matin. À ma grande surprise, tante Isabelle et oncle Gérard sont devant moi.

Excusez-moi de venir vous déranger de si bonne heure, mais j’aurais besoin de parler à Claude.

Mon jeune époux s’amène craignant que les visiteurs lui apportent une mauvaise nouvelle.

Non, non, c’est à cause d’un papier de conséquence que j’ai reçu hier. J’y comprends rien. Je n’en ai pas dormi de la nuit. J’ai pensé que toi, avocat, tu serais capable de me l’expliquer.

Claude répondit de bonne grâce aux vœux de sa tante qui repartit satisfaite.


Depuis, chaque fois que je reçois un document compliqué, je pense au papier de conséquence, mot si savoureux de tante Isabelle.

Jour de l'An mémorable


Cette année-là (1970?) le jour de l’an à Kouchepagane a duré trois jours.

Une tempête de neige abondante accompagnée de vents violents durant toute la journée avait fini par bloquer les chemins et confiner les soixante-et-seize membres de la famille réunis pour la fête. Le soir venu il était impossible à quiconque de quitter la maison paternelle avant l’ouverture de la route du rang complètement recouverte de neige à hauteur de clôtures.

Selon la tradition, la réunion commençait le matin par une messe célébrée par oncle Victor dans la chapelle familiale. Toute la tribu, (comme aimait dire mon père) se rassemblait ensuite dans la grande salle pour recevoir la bénédiction paternelle et échanger les vœux de bonne année. Après quoi, on festoyait, chantait, racontait des histoires, jouait à des jeux de société. En fin de journée, chaque famille rentrait chez elle.

Cette fois la tempête est venue changer la donne.

Notre hôtesse et belle-sœur Thérèse avait comme d’habitude préparé un fabuleux festin pour une journée… mais nullement pour trois jours et pour autant de personnes. Elle m’avouera plus tard avoir passé la nuit blanche à faire mentalement l’inventaire de ses réserves et à penser aux menus du lendemain. Heureusement son garde-manger abondait de pâtés, poulets, cretons, beignes et pâtisseries.

Autre problème, comment loger tout ce monde? Les dix chambres de la maison ne peuvent coucher soixante-et-seize personnes en même temps. On suggère un système de rotation pour la nuit. Joueurs de cartes et dormeurs se relayent. Un lit se vide, d’autres personnes s’y glissent. Jeunes cousins et cousines transforment les planchers du salon et de la salle à manger en dortoirs. On bavarde plus que l’on dort…

Pour ma part je me souviens avoir dormi sur le tapis d’une chambre où étaient couchés dans le lit ma sœur Gillot avec son mari Jean et leur petit dernier Jean-Pascal.

Je me souviens aussi d’une situation cocasse : notre très orthodoxe oncle Victor tout habillé, col romain, soutane boutonnée et ceinturée de rouge, allongé sur le même lit que mon père et son épouse, tels des gisants d’un autre âge.

Dès l’aube du lendemain la maison bourdonne comme une ruche. Chacun veut faire sa part. Thérèse distribue les tâches. Le tout dans la bonne humeur. On ne manque de rien sauf de pain et…de cigarettes pour les fumeurs impénitents. Des volontaires, tels de hardis esquimaux, s’offrent à braver la tempête et à aller chercher en motoneige au village ces denrées fondamentales.

En fin de journée, la tempête se calme. Le ciel se dégage de ses nuages. Nous décidons, ma sœur Madeleine et moi, de sortir pour marcher sur la croûte de neige durcie tel que nous le faisions dans notre enfance. Moments privilégiés. Les dunes de neige sculptées par le vent s’étendent à perte de vue. Jeu d’ombre et de lumière sur un paysage surréaliste et éphémère. Tendresse partagée de deux sœurs.

Au matin du troisième jour le son des déneigeuses se fait entendre. Dans quelques heures la route s’ouvrira à la circulation. Autour de la maison on s’affaire à dégager les voitures ensevelies sous la neige afin de permettre à chacun de rentrer chez soi.

Cette année-là le premier de l’an aura duré plus longtemps que d’habitude. Il aura permis à tous d’échanger des confidences et de mieux se connaître. Il reste un des plus beaux souvenirs de la famille.



La famille Raoul Tremblay avec Yvette Bouchard, 2e épouse de Raoul, Yvonne, Gilberte, Claire, Marguerite, Charles-Eugène, Cécile, Germaine, Marie-Ange et Madeleine Tremblay, janvier 1969


La chapelière


On venait de loin magasiner chez Madame Amyot. Sa réputation dépassait largement Kénogami et le Saguenay. On allait jusqu’à traverser le Parc des Laurentides pour trouver chez elle la coiffure idéale.

C’était l’époque où le chapeau faisait obligatoirement partie de la toilette et où les femmes ne pouvaient pas entrer à l’église sans couvre-chef.

Utilitaire, il était aussi parure. Il était même l’objet d’un rituel à Pâques où les élégantes se faisaient une coquette obligation d’arborer un nouveau chapeau de paille. Les distractions à coup sûr nous faisaient perdre notre latin pendant la messe.

Revenons à Madame Amyot dont la réputation tenait non seulement de son bon goût mais surtout de sa franchise et de son franc parler. Grande de taille, elle en imposait au sens propre comme au sens figuré.

Un jour, je l’ai entendue dire à une cliente vêtue d’un pantalon :

— Revenez me voir quand vous serez habillée, madame.

Après le départ de la dame :

— Je ne coiffe pas les hommes.

Les habituées apportaient souvent le vêtement qui demandait le chapeau assorti. Madame Amyot réussissait rapidement l’agencement approprié.

J’ai souvenir de mon premier achat chez elle. Je devais assister à un mariage en août. Prévenue, j’avais apporté le costume en jersey blanc-cassé que je devais porter pour l’occasion. Je vois dame Amyot étaler le vêtement sur le comptoir, me regarder attentivement, puis ouvrir un grand tiroir et en sortir un superbe chapeau breton à large bord en velours noir et me le déposer sur la tête. Ravissant!

Dès lors, j’ai compris pourquoi on venait de loin la consulter.

Journal de bord


Nos jeunes enfants avaient l’habitude en voyage de dessiner leur journée. Ce journal de bord nous révélait leurs goûts. Une journée en Gaspésie illustre bien ce propos.

Nous sommes à Percé. Nous louons les services d’un pêcheur pour une excursion de pêche à la morue. Au large notre guide jette l’ancre. Il distribue à chacun les agrès et montre comment giguer. Le bord de sa barque porte les stries des nombreux gigueux qui nous y ont devancés.

Nos lignes s’emmêlent souvent dans les profondeurs. Patiemment notre guide sait rendre à chacun la sienne.

Yves est tout à sa pêche. Si ma mémoire est bonne, c’est lui qui aurait sorti la première morue. Marie ne semble pas apprécier ce sport. Elle délaisse vite sa ligne pour simplement contempler la mer. Jean, lui, observe les manœuvres tout en giguant. François découvre que la mer est salée.

Nous rentrons avec quelques prises que nous confions au cuisinier de notre hôtel. Le soir au souper nous avons le plaisir de déguster nos morues délicieusement apprêtées.

Il est révélateur de voir comment les enfants ont illustré leur journée ce soir-là :

Yves, 9 ans : une chaloupe remplie de morues énormes.

Marie, 7 ans : Le rocher Percé et de blanches mouettes dans le ciel.

Jean, 5 ans : une vue en coupe d’un entrelacs de lignes sous la chaloupe.

François, 4 ans : une surface bleue parsemée de petits points (le sel de la mer).

Strip-tease


L’abbé Roland Larouche, curé de notre paroisse Saint-Raphaël de Jonquière, me demande de dire un mot lors de la visite pastorale de l’évêque. J’ai oublié à quel propos, mais je me souviens très bien de la timidité que je ressentais.


Au jour dit, Monseigneur Marius Paré, homme grand, filiforme et d’allure ascétique comme une icône byzantine, fait son entrée dans le chœur vêtu du costume d’apparat attribué aux princes de l’Église.


Impressionnée, je me sens bien petite. Plus mon temps de prendre la parole approche, plus mon angoisse augmente.


Je me suis rappelé un truc, lu je ne sais où, que pour démystifier un grand personnage on devait mentalement le mettre à nu. Forte de ce conseil judicieux, je me mets à l’imaginer sans ses parures, lui enlevant progressivement (Dieu me pardonne!) la crosse, la mitre, la chape, la chasuble, l’étole, le surplis, la soutane… ne lui laissant que son caleçon… Décence tout de même!


Magique. Ce strip-tease irrévérencieux aura eu le don de me le rendre humain et j’ai prononcé mon discours sans bafouiller.

Scène de ménage


Je ne me rappelle pas avoir vécu une scène de ménage aussi humiliante que celle-là. En fait, nous ne nous sommes jamais vraiment chicanés, Claude et moi.

Cela se passait un matin de janvier par un temps froid de vingt sous zéro. Ce matin-là, je donnais un cours à la première heure. Ma voiture, pour des raisons pratiques, avait dormi devant le garage alors que celle de Claude y avait passé la nuit bien au chaud à l’intérieur. J’étais pressée d’arriver à l’école et voilà que ma vieille Ford refuse de démarrer. Claude, en galant homme, s’habille prestement, sort de la maison et s’assoit à ma place. D’un seul coup, la voiture démarre. Souriant, il me cède ma place.

— Je te suis avec ma voiture.

Au premier coin de rue, ma voiture s’éteint. Rien à faire, elle ne veut pas obéir… Claude descend et me dit sèchement: Tasse-toi ! De nouveau un seul tour de clé de sa part et c’est reparti…Humiliée de plus belle je me demande même si je lui ai dit merci.

La moutarde me monte au nez…Pour mon malheur, autre intersection, autre panne! Là c’en est trop. Mon homme ouvre la portière et m’apostrophe ainsi :

— Cou'donc ! qu’est-ce-que vous avez vous autres, les femmes, avec la mécanique? !!!

Insultée dans mon égo, j’attrape ma serviette de prof, sors de l’automobile, m’empare de la voiture de Claude, démarre, lui laissant la vieille guimbarde.

Jamais mes collègues ne m’ont vue ainsi courroucée et me demandent de quelle tempête je sors.

— De la sempiternelle tectonique entre les forces de l’homme et celles de la femme aussi différentes qu’un moteur Diésel et une Ford à pédale.

Le soir, alors que je suis de retour à la maison, on sonne à la porte.

— Des fleurs pour vous madame.

C’était une douzaine de roses rouges de la part d’un champion en mécanique et … en réconciliation du cœur.

Jennifer


Elle s’appelait Jennifer Nields. Une superbe adolescente New-yorkaise de douze ans venue vivre à Jonquière une immersion dans une famille québécoise. Elle était arrivée un été chez nous grâce à l’Institut des arts au Saguenay qui accueillait un groupe de jeunes américains recrutés par l’organisme Expérience de vie internationale.

Je me souviens de l’admiration qu’elle a suscitée chez nos enfants, Yves en particulier, par sa grâce toute naturelle. Jennifer était une jeune fille bien élevée, sensible et attentive. Elle adopta d’emblée les habitudes de la famille et participa volontiers aux tâches domestiques de la maison comme tous nos enfants.

Sa délicatesse naturelle lui fit répondre diplomatiquement à mon père qui lui demandait si elle était venue chez nous pour apprendre le français :

Je suis venue ici pour connaître la culture québécoise.

Pour lui rendre son séjour agréable, nous organisions des activités culturelles, sportives et touristiques tout en lui laissant des moments libres. Souvent alors Jennifer se retirait sur sa montagne, le mont Jacob situé à deux pas de la maison, pour y lire dans le silence de la nature.

Au mitan de son séjour nous arriva en surprise sa grande sœur. J’ai oublié son prénom mais je me rappelle son tempérament aussi flamboyant que sa longue chevelure rousse. Elle était étudiante en musique et elle nous arrivait avec la Cadillac de sa grand-mère du festival d’été de Tanglewood. Elle avait traversé les montagnes à cent à l’heure pour venir passer quelques heures avec sa petite sœur.

Le séjour de Jennifer s’est poursuivi avec bonheur pour elle et pour nos enfants. C’est avec tristesse que nous l’avons vue partir. Nous lui avons promis d’arrêter la voir chez elle au retour de Floride au temps des fêtes.

Nous savions peu de chose sur la famille de Jennifer, sauf que son père enseignait à l’université et qu’elle avait une sœur excentrique à la Isadora Duncan. Nous en connaitrons d’avantage quelques mois plus tard.


À New York

Après notre séjour en Floride nous faisons escale à New York. Tel que promis, de l’hôtel où nous venons de nous installer, nous appelons chez les Nields. Sa mère nous informe dans un français impeccable que Jennifer est dans un centre de ski alpin mais qu’elle l’avise immédiatement de notre arrivée et qu’elle sera là demain. Elle nous convie chaleureusement à venir dîner au 10 Gracie Square vers dix-huit heures. (Nous apprendrons par la suite que les parents ont fait revenir leur fille en avion privé.)

Gracie Square est une enclave de paix dans ce bruyant New York. La résidence des Nields nous en met plein la vue. Un valet en livrée ouvre la portière, signale notre arrivée à nos hôtes et s’occupe de garer la voiture. Le hall d’entrée impressionne : boiseries somptueuses, lustre de cristal, escalier en hémicycle. Jennifer en descend rapidement suivie de sa mère et de son père. Nos enfants émus retiennent leur envie de sauter au cou de leur copine de l’été dernier.

Dès le hall Madame nous souhaite la bienvenue. Elle nous dit regretter l’absence de la grande sœur en voyage à l’étranger. Elle donne à chacun des cadeaux d’accueil. Heureusement, nous avions prévu leur offrir des souvenirs artisanaux du Québec. La glace est cassée. Jennifer amène ses petits amis visiter le somptueux appartement.

Tandis que les enfants bavardent dans la chambre de Jennifer, les adultes trinquent au salon. Nous apprenons que madame Nields aime la littérature française et que monsieur Nields joue du cor français. La salle de musique insonorisée où il se retire souvent lui permet de pratiquer de son instrument à son aise et jouir de sa riche discothèque.

Tout en étant chaleureuse, madame dégage une certaine aristocratie héritée de la grande famille européenne dont elle est issue. Monsieur, tout intellect qu’il soit, a un sens de l’humour remarquable qui détend l’atmosphère très sophistiquée du repas qui se prend dans la grande salle à manger. Sur la table on a mis les petits plats dans les grands plats : dentelles d’Alençon, argenterie Christofle, verrerie Lalique, porcelaine de Limoge… Monsieur Nields sert lui-même le rosbif avec moult commentaires amusants à chacun des enfants et son célèbre « encore beaucoup? ».

Au fil de la conversation nos hôtes nous livrent leurs préoccupations sur la guerre au Vietnam où leurs soldats s’enlisent. Ils n’approuvent pas la politique de leur pays à ce sujet et veulent savoir ce que nous, qui ne sommes pas américains, en pensons. Madame nous parle des auteurs français qu’elle a lus et Monsieur de ses compositeurs préférés.

Lorsque vient le moment de nous retirer, Madame demande si nous acceptons de laisser les enfants dormir chez eux.

Nous avons tout prévu, dit-elle, pyjamas et brosses à dents pour les quatre.

Nous acceptons pour le plus grand plaisir des enfants et sollicitons en retour que Jennifer nous accompagne le lendemain pour la visite de New York. Entente conclue. Claude et moi regagnons seuls notre hôtel et… nos trois chambres.

Comme c’était beau le lendemain de voir nos enfants descendre le grand escalier à rampe des Nields et de les entendre avec élégance nous souhaiter le bonjour! En peu de temps ils avaient pris les airs de la maison.


Retrouvailles

Quelques années passent. Un coup de fil de Jennifer nous annonce qu’elle est en vacances en Charlevoix chez des amis, les Cabot du domaine Aux quatre vents et qu’elle aimerait nous visiter avec une fille Cabot de son âge.

Nous cuisinons rapidement les bons mets qu’elle affectionnait le plus lors de son séjour à la maison.

Quelle joie de revoir notre Jennifer toujours aussi belle. Elle s’amène avec un grand bol de framboises fraîchement cueillies pour nous dans les jardins des Cabot.

Elle retrouve nos enfants devenus grands. Elle fait le tour de la maison, retrouve ce qu’elle n’a pas oublié, s’émeut dans la cour arrière du petit coin intime près de la pergola et des bouleaux qui ont grandi. Puis, revenue en avant, balaie du regard le paysage :

Est-ce bien ma montagne? Comme elle est devenue petite…!

— Ne serait-ce pas toi, chère Jennifer, qui a grandi?

~~~

Tu espérais alors poursuivre tes études musicales en Europe. J’ose croire que tu y es arrivée.

La Mule noire


Il y a quarante ans de cela, nous visitions Françoise et André alors en Provence pour fin d’études doctorales. Quel accueil notre sœur et beau-frère nous ont fait! Eux qui vivaient depuis quelque temps au pays de Pagnol et de Daudet nous l’ont fait visiter et savourer.

Ce fut aussi plaisir et émerveillement de connaître leurs adorables fillettes, Suzanne et Marie-Claude, qui parlaient français avec l’accent du sud et une justesse de vocabulaire admirable. Je ne peux résister à l’envie de raconter une anecdote savoureuse.

Un soir, alors que j’étendais une petite lessive, Suzanne pointe du doigt un slip de Claude et me demande dans son bel accent chantant:

À qui sont ces petites culottes tante Yvonne?

— À Claude.

— Oncle Claude?... Comme il a de petites fesses oncle Claude! Tu devrais voir les fesses de mon papa. Lui il a de grandes fesses.


Je ne suis pas allée vérifier…

Nous avions convenu qu’après un séjour d’une semaine chez eux à Palavas, nous les amènerions faire une tournée à Aix, Arles, Aigues-Mortes, Avignon.

Le premier soir à Aix, Françoise qui était habituée à gérer un budget modeste d’étudiant et qui ne voulait pas grever le nôtre avait déjà réservé une chambre à prix raisonnable à l’hôtel LA MULE NOIRE. Minimal en effet fut le prix et minimal aussi le confort : une chambre exiguë pour quatre, deux lits étroits aux matelas antiques, toilettes turques et lavabo à l’extérieur. Seul luxe, un paravent défraichi pour une certaine intimité. Bref nous y avons quand même dormi et nos rires valurent bien cinq étoiles.

Pour les étapes suivantes c’est nous qui choisissions les gîtes.

Cocasserie de la mémoire, nous avons oublié les noms de ces gîtes plus confortables mais jamais oublié celui de LA MULE NOIRE.

Le pantacourt


Dans les années soixante j’ai appris qu’en voyage on ne doit pas choquer les gens par sa tenue vestimentaire.

À cette époque-là, c’était la mode au Québec du pantacourt. C’était un short que l’on disait habillé (moins que plus) et que l’on mettait le soir.

Le mien était en fin jersey noir. Je le portais sur un collant transparent avec des talons hauts. Je complétais ma toilette d’une tunique de soie cintrée à manches longues et col girafe. C’était ici très mode.

En toute innocence j’avais placé ce pantacourt dans ma valise pour notre voyage en France. Le lendemain de notre arrivée à Paris, je le porte pour une soirée au théâtre Le Châtelet.

Ce fut à l’entracte, lorsque Claude et moi sommes entrés au foyer du théâtre, que j’ai vu par des regards de travers que ma tenue était inappropriée. Deux dames vêtues de robes longues mesuraient des yeux la hauteur de mes jambes. L’une d’elles, pourtant décolletée jusqu’au nombril, dit à l’autre d’un air snob et assez fort pour que je l’entende :

On se croirait à Pigalle!

Mon pantacourt est resté dans ma valise tout le reste du voyage.

Choc des mentalités


Quelques années après la mort de maman, mon père épousa Yvette, une veuve de notre voisinage, qu’il avait connue de façon très romantique en lui portant secours lors du bris de sa corde à linge.

C’était une personne gentille et attentionnée mais elle avait des idées bien arrêtées sur le rôle traditionnel des femmes, ce qui me mit souvent dans l’embarras.

À l’époque, nos quatre enfants allaient tous à l’école. J’avais repris mon travail d’enseignante. De plus je suivais des cours de spécialisation en art au cegep et à l’université.

De sa fenêtre Yvette voyait mes allés et venues et ne pouvait s’empêcher de faire ses remarques à mon père.

J’ai vu Yvonne à sa table de travail cette nuit. Il était bien une heure…Pauvre enfant ! Et ce matin, elle partait à huit heures pour l’école !

Papa qui passait me voir tous les jours constatait que tout allait rondement et que la famille s’accommodait bien de la situation. Il retournait rassuré jusqu’au prochain commentaire :

Elle ne doit pas avoir le temps de faire de la soupe tous les jours. Tiens, Raoul, va donc leur porter cette marmite pour le dîner.

Cela me mettait mal à l’aise, car papa oscillait entre les deux mentalités et scrutait les moindres traces de fatigue chez sa fille.

Un dimanche après-midi de décembre, nos voisins viennent nous rendre visite. Au moment de partir Yvette annonce qu’elle va cuire ses beignes du temps des fêtes.

Des beignes, s’écrit Yves, je ne me souviens plus quand j’en ai mangés.

J’ai beau lui faire de gros yeux désapprobateurs, Yves continue sur sa lancée en insistant sur sa situation de pauvre miséreux.

Quelle semonce il a eu droit après leur départ!

Lors du souper on frappe à la porte. C’est grand-papa qui remet à Yves un bol rempli de beignes encore chauds à partager.

Hein maman, ça valait la peine de me plaindre.


La conciliation travail-famille ne s’est pas faite sans heurt.

C'est un oiseau qui vient de France


C’est le titre d’une chanson qui a bercé mon enfance. Maintenant il évoque pour moi la genèse d’une grande amitié qui est née en deux temps.


1968

À deux jours d’avis la directrice du Centre culturel est prévenue que Les moineaux du Val de Marne, une chorale de quarante-cinq jeunes français, s’en vient à Jonquière. Il faut organiser un concert et les loger dans des familles. Avant Jonquière la chorale doit se produire à Chicoutimi.

La directrice en titre est prise au dépourvu. Elle doit partir en vacances avec toute sa famille. Elle m’appelle en catastrophe pour que je la dépanne. Devant son désarroi, j’accepte de la remplacer.

J’ai deux jours devant moi.

Pour le logement des choristes je mets à contribution les membres des Équipes de foyers de Saint-Raphaël, mouvement d’entraide efficace dont nous faisons partie. Le réseau se met en branle et en quelques heures les quarante-cinq moineaux trouvent un nid dans des familles d’accueil. Pour le concert je compte sur le bouche à oreille pour remplir la salle.

Le lendemain, changement subit au programme. Chicoutimi qui devait les recevoir se désiste. L’agent montréalais responsable de la tournée m’appelle pour que Jonquière sauve l’honneur de la région du Saguenay renommée pour son hospitalité. Je me remets à la tâche afin que les familles acceptent de loger nos jeunes deux nuits plutôt qu’une. Lorsque l’autocar des moineaux se présente au Centre culturel, les familles hôtes sont là pour les accueillir avec un large sourire.

Le lendemain la salle de concert du Centre culturel est remplie. Selon le directeur de la chorale, l’abbé Coutelle qui a logé chez nous, les chanteurs se sont surpassés ce soir-là. C’était la meilleure façon de nous exprimer leur reconnaissance.

J’ignorais à ce moment qu’un de ces moineaux deviendrait quelques années plus tard un grand ami.


1972

Invités au mariage de cousine Lisette à Chicoutimi, nous faisons connaissance de son époux, Michel, un parisien fort sympathique.

Dès les premiers contacts nous nous découvrons des atomes crochus et adoptons d’emblée ce nouveau cousin. L’espoir de mieux nous connaître est exprimé. Spontanément le jeune couple promet de venir chez nous le lendemain partager une bouteille de champagne de la noce.

Promesse tenue. Nous apprenons alors que nos tourtereaux se sont rencontrés grâce au programme d’échange franco-québécois pour la jeunesse. Lisette, participante à ces échanges, enseignait dans une école de la banlieue parisienne et c’est là qu’elle a connu Michel, étudiant en droit. La séduction opéra au point qu’il décida de prendre femme et pays.

Au fil de la conversation Michel nous apprend qu’il n’en est pas à son premier voyage au Québec. Il est même venu à Jonquière en 1968 alors qu’il faisait partie d’une chorale dont il était le trésorier.

J’ai gardé de Jonquière un souvenir particulier, car il y avait là au Centre culturel une jeune directrice qui nous a dépannés de façon admirable.


Claude et moi échangeons un sourire complice. Sans mot dire, il place sur la table tournante le disque des Moineaux du Val-de-Marne que nous nous étions procuré en 1968.

Michel surpris s’exclame:

Mais, c’est nous ?...

— Hé oui. C’est vous… Plus encore, la directrice par intérim du Centre culturel ce jour-là, c’était moi.

— Sans blague ?!...


Nous n’étions qu’au début d’une riche relation pleine de surprises.

Benjamin


À l’automne 1978, la directrice du Centre culturel de Jonquière, Madame Gaudreault, organise une visite à Washington où se tient une importante exposition des Impressionnistes à la National Gallery of Art. Je m’y inscris avec trois de mes amies Céline, Diane et Micheline.

Durant le voyage nous étions inséparables et c’est ensemble que nous avons découvert les monuments de Washington, ses musées, ses galeries et une boîte de jazz du quartier Georgetown dont je garde le souvenir de nos rires partagés. Ce fut une excellente immersion culturelle.

Le chemin du retour me réservait une rencontre bien spéciale.

Cela se passe à l’hôtel Sheraton de Bordentown dans le New Jersey où nous faisons escale pour la nuit. Céline et moi, ayant fini notre toilette avant les deux autres copines, nous descendons au bar pour un apéro. Nous prenons place au comptoir. Je remarque en face de nous un bel homme noir dans la cinquantaine qui semble amusé de nous voir jaser comme des pies dans une langue qu’il ne connaît manifestement pas.

L’heure du repas venu nous allons chercher nos amies à leur chambre. Nous devons repasser par le bar pour accéder à la salle à manger. Le beau noir est toujours là. Il exhibe au bout de son bras des lunettes. Je réalise que ce sont les miennes que j’ai oubliées sur le comptoir.

Oh, my eyes…! Merci!

À la fin du repas, le sauveur de mes yeux vient nous saluer à notre table. Je lui présente mes copines et lui offre une chaise près de Diane et Micheline parce que celles-ci sont célibataires et parlent parfaitement anglais. Je suis impressionnée de les voir échanger avec tant de facilité dans la langue de Shakespeare.

Grâce à leur traduction j’apprends qu’il s’appelle Benjamin, qu’il est psychologue et qu’il habite Bordentown, la ville où nous nous trouvons.

L’orchestre joue. Plusieurs couples sont déjà sur la piste. Benjamin se lève. Je pense qu’il veut prendre congé. Non. Il fait le tour de la table et m’invite à danser… Je constate avec quelle facilité il prend le rythme et dirige sa partenaire. Magie de la danse, ce langage universel qui supplée à nos carences linguistiques réciproques! Au moment de quitter, il me tend un papier et un stylo :

Your phone number, please.

Le lendemain je suis de retour chez nous. À ma grande surprise, je reçois un coup de fil. Comprenant peu l’anglais et ne le parlant pas d’avantage, je tente un compliment sur la qualité de sa voix pour rompre mon silence :

Your voice is hot.

Éclats de rire au bout du fil !

Is it not good ?

No. You have to say pleasant.

Nouveaux éclats de rire…

Est-ce l’exotisme, la curiosité, l’attrait ou… les trois ensemble qui amèneront d’autres appels téléphoniques? Ils deviendront assidus et forgeront entre nous une amitié qui durera près de trente ans. Débutée comme un flirt banal, notre relation évoluera et s’enrichira au fil du temps grâce à la connaissance de nos familles respectives.

Benjamin était un homme imposant de taille. Il possédait un charisme tel qu’il comprenait les êtres malgré ses lacunes linguistiques. Il avait un exceptionnel sens d’observation et une remarquable capacité d’écoute. Il était un être attachant. Son amitié m’était précieuse. J’ai eu souvent recours à ses conseils car je le savais capable de grande objectivité.

Le 1er décembre 2005 un message de sa fille Barbara m’apprenait que son père venait de mourir d’une crise cardiaque.

Claude, qui comprenait depuis toujours cette amitié exceptionnelle, m’a prise doucement dans ses bras pour partager ma peine.

Celui qu’avec le temps j’ai fini par appeler le sphinx et qui savait si bien écouter… n’appellera plus.


Québec, 28 juin 2008

Souvenirs de Grèce


De notre voyage en Grèce en 1978 émergent pour moi deux points mémorables : l’humour de notre beau-frère Gaston et la rencontre d’Anna à Athènes.

Bien sûr que les monuments antiques, témoins de civilisations millénaires, ne laissent pas indifférent, que les dieux et les mythes demeurent omniprésents, que le ciel d’azur ressemble à nul autre. Mais voir cela avec Gaston ajouta une couleur particulière.

Je le connaissais de compagnie amusante, mais jamais à ce point. Il nous surprenait par ses expressions archaïques et spirituelles.

Par exemple au Musée archéologique d’Athènes, Gaston qui nous devançait d’une salle, revient pour nous annoncer que dans la pièce suivante on verrait de maudits beaux cruchons… En effet, de superbes amphores nous attendaient… De même à notre descente du bateau à Santorin il nous prévient qu’on devra prendre un taxi à poil… En effet ânes et muletiers nous attendaient pour accéder au sommet de l’île. Généreux dans la démesure, il disait à Andrée, sa femme, quand elle semblait attirée par quelque chose : achètes-en pour trois mille piastres !

Autre originalité de sa part. Il ne suivait pas les guides. Son tempérament empirique l’amenait à faire seul ses propres découvertes. C’est ainsi qu’à Delphes il avait conclu avec justesse que les ruines de trois villes se superposaient. À croire qu’il avait consulté l’Oracle! Il basait sa conclusion sur ses propres observations de la colline montrant différents matériaux superposés (torchis, pierre et brique) alors que nous avions eu besoin du guide pour l’apprendre.

La rencontre d’Anna fut d’un autre ordre.

Benjamin, un ami américain, sachant que nous allions à Athènes, m’avait donné le numéro de téléphone d’Anna en me priant de la saluer de sa part. Vous devriez bien vous entendre, m’avait-il dit. Anna était agent de bord pour la compagnie Olympic Airways.

Pour ne pas l’obliger, j’ai attendu à dix-neuf heures la veille de notre retour avant de l’appeler. J’ai à peine le temps de lui transmettre les salutations de Benjamin qu’elle insiste pour connaître le nom de notre hôtel.

Ne bougez pas, j’arrive.

Si tôt dit si tôt fait Anna nous arrive et nous invite sans façon chez elle pour prendre l’apéro. Nous ne pouvons refuser une si chaleureuse invitation.

Anna habite un appartement au cœur d’Athènes. L’appartement est luxueux et rempli d’œuvres d’art.
À l’évidence nous sommes chez des gens nantis et d’un statut social élevé.

Mon mari devrait rentrer bientôt, mais venez que je vous présente ma mère, mon fils et ma fille.

Sa maman est âgée de quatre-vingt-huit ans et vit avec eux.

Mon attention est attirée par un lit d’hôpital dans le salon. Un vieillard y repose.

C’est le père de mon mari. Il est plus ou mois conscient. Nous le déplaçons le jour de sa chambre vers le salon car il aime être présent à nos activités. Ici, ce n’est pas comme en Amérique, nous gardons nos vieux parents avec nous.

Cela dit tout simplement sans faire de morale. J’ai eu un pincement au cœur en pensant à mon papa hospitalisé à Métabetchouan loin des siens.

Je m’assoie en face de la maman. Elle me demande en grec comment va son autre fille Maria qui vit à New York et qu’elle n’a pas vue depuis cinq ans. Anna me traduit et me confie que sa mère croit que je connais Maria. Faites comme si, me demande-t-elle.

Elle va très bien, dis-je.

La vieille dame répète inlassablement Maria, Maria… comme autant d’aves venant du cœur.

Je sens son chagrin, je lui prends les mains, je tente par le sourire de la rassurer sur sa Maria… que je ne connais pas.

La porte s’ouvre. Entre un monsieur élégant. C’est l’époux d’Anna. Nous apprenons au cour de la rencontre qu’il est magistrat à Athènes et ami de Mélina Mercouri. L’apéritif pris, nos hôtes nous amènent dîner sur une terrasse au pied de l’Acropole en laissant la garde de leurs vieux parents à leurs deux adolescents.

La soirée est joyeuse et animée tant par le plaisir d’être ensemble que par le ouzo généreux. Les bouzoukis nous enchantent de leurs mélodies si typiques. Ce dernier repas en Grèce fut certainement le plus imprévu de notre voyage.