vendredi 6 novembre 2009

Benjamin


À l’automne 1978, la directrice du Centre culturel de Jonquière, Madame Gaudreault, organise une visite à Washington où se tient une importante exposition des Impressionnistes à la National Gallery of Art. Je m’y inscris avec trois de mes amies Céline, Diane et Micheline.

Durant le voyage nous étions inséparables et c’est ensemble que nous avons découvert les monuments de Washington, ses musées, ses galeries et une boîte de jazz du quartier Georgetown dont je garde le souvenir de nos rires partagés. Ce fut une excellente immersion culturelle.

Le chemin du retour me réservait une rencontre bien spéciale.

Cela se passe à l’hôtel Sheraton de Bordentown dans le New Jersey où nous faisons escale pour la nuit. Céline et moi, ayant fini notre toilette avant les deux autres copines, nous descendons au bar pour un apéro. Nous prenons place au comptoir. Je remarque en face de nous un bel homme noir dans la cinquantaine qui semble amusé de nous voir jaser comme des pies dans une langue qu’il ne connaît manifestement pas.

L’heure du repas venu nous allons chercher nos amies à leur chambre. Nous devons repasser par le bar pour accéder à la salle à manger. Le beau noir est toujours là. Il exhibe au bout de son bras des lunettes. Je réalise que ce sont les miennes que j’ai oubliées sur le comptoir.

Oh, my eyes…! Merci!

À la fin du repas, le sauveur de mes yeux vient nous saluer à notre table. Je lui présente mes copines et lui offre une chaise près de Diane et Micheline parce que celles-ci sont célibataires et parlent parfaitement anglais. Je suis impressionnée de les voir échanger avec tant de facilité dans la langue de Shakespeare.

Grâce à leur traduction j’apprends qu’il s’appelle Benjamin, qu’il est psychologue et qu’il habite Bordentown, la ville où nous nous trouvons.

L’orchestre joue. Plusieurs couples sont déjà sur la piste. Benjamin se lève. Je pense qu’il veut prendre congé. Non. Il fait le tour de la table et m’invite à danser… Je constate avec quelle facilité il prend le rythme et dirige sa partenaire. Magie de la danse, ce langage universel qui supplée à nos carences linguistiques réciproques! Au moment de quitter, il me tend un papier et un stylo :

Your phone number, please.

Le lendemain je suis de retour chez nous. À ma grande surprise, je reçois un coup de fil. Comprenant peu l’anglais et ne le parlant pas d’avantage, je tente un compliment sur la qualité de sa voix pour rompre mon silence :

Your voice is hot.

Éclats de rire au bout du fil !

Is it not good ?

No. You have to say pleasant.

Nouveaux éclats de rire…

Est-ce l’exotisme, la curiosité, l’attrait ou… les trois ensemble qui amèneront d’autres appels téléphoniques? Ils deviendront assidus et forgeront entre nous une amitié qui durera près de trente ans. Débutée comme un flirt banal, notre relation évoluera et s’enrichira au fil du temps grâce à la connaissance de nos familles respectives.

Benjamin était un homme imposant de taille. Il possédait un charisme tel qu’il comprenait les êtres malgré ses lacunes linguistiques. Il avait un exceptionnel sens d’observation et une remarquable capacité d’écoute. Il était un être attachant. Son amitié m’était précieuse. J’ai eu souvent recours à ses conseils car je le savais capable de grande objectivité.

Le 1er décembre 2005 un message de sa fille Barbara m’apprenait que son père venait de mourir d’une crise cardiaque.

Claude, qui comprenait depuis toujours cette amitié exceptionnelle, m’a prise doucement dans ses bras pour partager ma peine.

Celui qu’avec le temps j’ai fini par appeler le sphinx et qui savait si bien écouter… n’appellera plus.


Québec, 28 juin 2008

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