vendredi 6 novembre 2009

Jennifer


Elle s’appelait Jennifer Nields. Une superbe adolescente New-yorkaise de douze ans venue vivre à Jonquière une immersion dans une famille québécoise. Elle était arrivée un été chez nous grâce à l’Institut des arts au Saguenay qui accueillait un groupe de jeunes américains recrutés par l’organisme Expérience de vie internationale.

Je me souviens de l’admiration qu’elle a suscitée chez nos enfants, Yves en particulier, par sa grâce toute naturelle. Jennifer était une jeune fille bien élevée, sensible et attentive. Elle adopta d’emblée les habitudes de la famille et participa volontiers aux tâches domestiques de la maison comme tous nos enfants.

Sa délicatesse naturelle lui fit répondre diplomatiquement à mon père qui lui demandait si elle était venue chez nous pour apprendre le français :

Je suis venue ici pour connaître la culture québécoise.

Pour lui rendre son séjour agréable, nous organisions des activités culturelles, sportives et touristiques tout en lui laissant des moments libres. Souvent alors Jennifer se retirait sur sa montagne, le mont Jacob situé à deux pas de la maison, pour y lire dans le silence de la nature.

Au mitan de son séjour nous arriva en surprise sa grande sœur. J’ai oublié son prénom mais je me rappelle son tempérament aussi flamboyant que sa longue chevelure rousse. Elle était étudiante en musique et elle nous arrivait avec la Cadillac de sa grand-mère du festival d’été de Tanglewood. Elle avait traversé les montagnes à cent à l’heure pour venir passer quelques heures avec sa petite sœur.

Le séjour de Jennifer s’est poursuivi avec bonheur pour elle et pour nos enfants. C’est avec tristesse que nous l’avons vue partir. Nous lui avons promis d’arrêter la voir chez elle au retour de Floride au temps des fêtes.

Nous savions peu de chose sur la famille de Jennifer, sauf que son père enseignait à l’université et qu’elle avait une sœur excentrique à la Isadora Duncan. Nous en connaitrons d’avantage quelques mois plus tard.


À New York

Après notre séjour en Floride nous faisons escale à New York. Tel que promis, de l’hôtel où nous venons de nous installer, nous appelons chez les Nields. Sa mère nous informe dans un français impeccable que Jennifer est dans un centre de ski alpin mais qu’elle l’avise immédiatement de notre arrivée et qu’elle sera là demain. Elle nous convie chaleureusement à venir dîner au 10 Gracie Square vers dix-huit heures. (Nous apprendrons par la suite que les parents ont fait revenir leur fille en avion privé.)

Gracie Square est une enclave de paix dans ce bruyant New York. La résidence des Nields nous en met plein la vue. Un valet en livrée ouvre la portière, signale notre arrivée à nos hôtes et s’occupe de garer la voiture. Le hall d’entrée impressionne : boiseries somptueuses, lustre de cristal, escalier en hémicycle. Jennifer en descend rapidement suivie de sa mère et de son père. Nos enfants émus retiennent leur envie de sauter au cou de leur copine de l’été dernier.

Dès le hall Madame nous souhaite la bienvenue. Elle nous dit regretter l’absence de la grande sœur en voyage à l’étranger. Elle donne à chacun des cadeaux d’accueil. Heureusement, nous avions prévu leur offrir des souvenirs artisanaux du Québec. La glace est cassée. Jennifer amène ses petits amis visiter le somptueux appartement.

Tandis que les enfants bavardent dans la chambre de Jennifer, les adultes trinquent au salon. Nous apprenons que madame Nields aime la littérature française et que monsieur Nields joue du cor français. La salle de musique insonorisée où il se retire souvent lui permet de pratiquer de son instrument à son aise et jouir de sa riche discothèque.

Tout en étant chaleureuse, madame dégage une certaine aristocratie héritée de la grande famille européenne dont elle est issue. Monsieur, tout intellect qu’il soit, a un sens de l’humour remarquable qui détend l’atmosphère très sophistiquée du repas qui se prend dans la grande salle à manger. Sur la table on a mis les petits plats dans les grands plats : dentelles d’Alençon, argenterie Christofle, verrerie Lalique, porcelaine de Limoge… Monsieur Nields sert lui-même le rosbif avec moult commentaires amusants à chacun des enfants et son célèbre « encore beaucoup? ».

Au fil de la conversation nos hôtes nous livrent leurs préoccupations sur la guerre au Vietnam où leurs soldats s’enlisent. Ils n’approuvent pas la politique de leur pays à ce sujet et veulent savoir ce que nous, qui ne sommes pas américains, en pensons. Madame nous parle des auteurs français qu’elle a lus et Monsieur de ses compositeurs préférés.

Lorsque vient le moment de nous retirer, Madame demande si nous acceptons de laisser les enfants dormir chez eux.

Nous avons tout prévu, dit-elle, pyjamas et brosses à dents pour les quatre.

Nous acceptons pour le plus grand plaisir des enfants et sollicitons en retour que Jennifer nous accompagne le lendemain pour la visite de New York. Entente conclue. Claude et moi regagnons seuls notre hôtel et… nos trois chambres.

Comme c’était beau le lendemain de voir nos enfants descendre le grand escalier à rampe des Nields et de les entendre avec élégance nous souhaiter le bonjour! En peu de temps ils avaient pris les airs de la maison.


Retrouvailles

Quelques années passent. Un coup de fil de Jennifer nous annonce qu’elle est en vacances en Charlevoix chez des amis, les Cabot du domaine Aux quatre vents et qu’elle aimerait nous visiter avec une fille Cabot de son âge.

Nous cuisinons rapidement les bons mets qu’elle affectionnait le plus lors de son séjour à la maison.

Quelle joie de revoir notre Jennifer toujours aussi belle. Elle s’amène avec un grand bol de framboises fraîchement cueillies pour nous dans les jardins des Cabot.

Elle retrouve nos enfants devenus grands. Elle fait le tour de la maison, retrouve ce qu’elle n’a pas oublié, s’émeut dans la cour arrière du petit coin intime près de la pergola et des bouleaux qui ont grandi. Puis, revenue en avant, balaie du regard le paysage :

Est-ce bien ma montagne? Comme elle est devenue petite…!

— Ne serait-ce pas toi, chère Jennifer, qui a grandi?

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Tu espérais alors poursuivre tes études musicales en Europe. J’ose croire que tu y es arrivée.

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