vendredi 6 novembre 2009

Une Studebaker aventurière


À peine une heure de cours de conduite automobile et voilà que Madeleine prend le volant de notre Studebaker pour l’amener au Saguenay. Cette voiture d’occasion brille comme une neuve. Style coupé à ligne fuselée, de couleur jade, un vrai petit bijou digne de la fabuleuse aventure dans laquelle nous plongeons. Aventure à la fois missionnaire, culturelle et lucrative.

Mandatées par notre oncle, le Père Laurent Tremblay o.m.i., nous avons mission de parcourir le Québec, les Maritimes et la Nouvelle-Angleterre pour diffuser sa dernière œuvre : Ma Croisade, un livre d’aspect attrayant, illustré par Odette Vincent Fumet, dédié à la Vierge Marie sous différents vocables : Notre Dame des épreuves, Notre Dame du travail, Notre Dame de la maison…

Je vous confie la vente de l’édition complète des 20 000 volumes, nous dit notre révérend oncle.

Beau contrat.

Nous sommes en 1952, une époque où la dévotion mariale, intensifiée par le chapelet en famille récité tous les soirs par le cardinal Léger à la radio de Radio-Canada, bat son plein. Il faut rappeler également qu’ìl est de coutume d’offrir aux élèves des livres en prix de fin d’année.

Le terrain est propice, nos vingt ans pleins d’enthousiasme, Madeleine et moi avons décidé de plonger dans l’aventure.


Le coffre de la Studebaker rempli de livres, nous ratissons au départ notre région en sollicitant les communautés religieuses d’enseignement et les commissions scolaires. La réponse est tout de suite positive. Nous livrons à la caisse et prenons aussi des commandes pour expédition ultérieure.

Madeleine a un don inné de vendeuse. Elle trouve toujours le mot persuasif. Quant à moi, l’expérience acquise au Royaume de l’élégance me sert bien. Le charme des jeunes démarcheuses joue souvent… surtout dans les institutions masculines. Dieu nous pardonne. C’est pour une bonne cause.

Fortes du succès obtenu au Saguenay, nous poursuivons la sollicitation dans d’autres régions toujours bien servies par notre voiture que j’ai appris à conduire. Mais en général c’est Madeleine, ma sœur aînée et leader de tempérament, qui la conduit. Le rôle de pilote me convient mieux. C’est également moi qui sur la route va aux renseignements.

Je me souviens qu’un jour nous cherchions un collège de la communauté des Pères du Saint-Esprit. Je m’informe à un vieux monsieur sur le bord de la route où se trouve ce collège.

Les péres du Saint-Esprit…? Ceuses-là qui ont un maniére de volaille su l’estomac?...

Il m’a, à sa manière, décrit la particularité de la soutane de ces révérends pères qui, en effet, arborent une colombe brodée sur la poitrine.

L’accueil en général est chaleureux. Surtout chez les religieuses qui nous invitent parfois à rester dîner au couvent. On sent une sorte de compassion à leurs yeux de moniales pour les petites filles aventureuses que nous sommes. Elles nous donnent souvent des filons, nous recommandent d’aller visiter d’autres couvents éventuellement intéressées à se procurer Ma Croisade.

Dans la région du Saguenay notre port d’attache est chez nos parents. Dans les Bois francs c’est chez notre sœur Claire à Victoriaville. À Montréal c’est à la maison d’édition des Oblats que nous trouvons une famille. En régions éloignées nous logeons ordinairement à l’hôtel quoique souvent une amie connait une amie… qui nous offre généreusement le gite et le couvert. Ces contacts privilégiés enrichissent nos connaissances et demeurent souvent des liens durables.

Lorsque nous logeons à l’hôtel, nous apprenons vite qu’en tant que jeunes femmes nous devons être prudentes. Un soir, à Mont-Laurier, deux voyageurs à la salle à manger nous font de l’œil. Indifférence de notre part. Après le repas, invitées toutes les deux par le supérieur du Séminaire que nous avions visité dans la journée, nous retournons à cette institution pour entendre Gilles Lefebvre (le fondateur des Jeunesses musicales du Canada) qui y donne un récital de violon. À notre retour à l’hôtel, nos deux lascars du souper sont dans le hall. Nous montons rapidement à notre chambre. Le temps de tourner la clé, on frappe à la porte :

Ouvrez la porte…on vous veut pas le mal, juste de l’affection…

Malheur! Pas de téléphone à la chambre pour appeler la direction. Nous restons muettes jusqu’à ce qu’on les entende enfin rebrousser chemin. La porte reste close jusqu’au lendemain matin, même si la toilette se trouve au bout du corridor. Dieu merci, dans la chambre il y a un lavabo… !

Notre passionnante découverte du pays et de sa diversité géographique et humaine se poursuit depuis près d’un an lorsque notre Studebaker manifeste des signes de fatigue. Il est vrai que nous lui avons beaucoup demandé: rouler des milliers de kilomètres par monts et par vaux, beau temps mauvais temps, porter sans répit de lourdes caisses de livres plein le coffre… et de sa vie antérieure on ne sait rien. Bref, nous devons à regret lui dire adieu.

Tout compte fait, nous réalisons que nous avons les moyens financiers de la remplacer. Une autre Studebaker toute neuve lui succède. Spacieuse, couleur bourgogne, rutilante comme un bon vin, cette nouvelle alliée demeure solidaire jusqu’à la fin de notre contrat avec notre oncle.


C’est à ce moment que je signe un autre contrat: mon contrat de mariage.

Ma sœur acquière ma part de la voiture tout en offrant généreusement à Claude et à moi de l’utiliser pour notre voyage de noce.

C’est le début en Studebaker d’une autre aventure qui dure depuis plus de cinquante ans.

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