vendredi 6 novembre 2009

La murale du Krieghoff


Hiver 2003. Cela fait maintenant cinq ans que nous habitons l’immeuble Krieghoff à Québec. Chaque fois que je vais dans le garage, à la sortie de l’ascenseur, je fais face à un mur de béton des plus insignifiants. L’idée d’y peindre une murale devient de plus en plus impérative en moi, d’autant plus que ce mur jouxte notre espace de stationnement.

Je me mets donc au dessin dans le secret de mon atelier et laisse aller mon imagination afin de mettre un peu de vie en cet espace gris. Les croquis terminés, je soumets mon projet au conseil d’administration de l’immeuble qui accepte ce legs avec enthousiasme.

Le sujet? Un hymne à la beauté patrimoniale de la ville de Québec et un clin d’œil affectueux à nos six petits-enfants. On y voit une rue en perspective bordée de maisons évoquant des caractéristiques de l’architecture de Québec. À gauche, ce sont des résidences, à droite des commerces : restaurant, auberge et galerie d’art. Dans la vitrine de cette dernière je me suis permis d’y placer certaines œuvres que j’aime.
Au premier plan un chat traverse la rue pavée de pierres sous l’œil amusé de Laurent penché au bord d’une fenêtre qui l’observe. Les trois grandes, Ariane, Léa et Fanny s’en vont vers le parc qu’on aperçoit au fond tandis que les deux jeunes, Cloé et Évelyne, en reviennent.

Me voici donc à l’œuvre : d’abord il me faut carreler et tirer des lignes au fusain pour transposer sur la surface de béton de onze par neuf pieds le dessin conçu sur papier, puis par la suite je dois peindre le tout avec des couleurs. Cette réalisation aura pris deux mois et demi de travail.

Dès le début de mon travail, notre gérant, monsieur Soucy, m’a offert des escabeaux, une table pliante pour déposer mon matériel, un projecteur et un lieu de rangement pour y déposer le tout en sécurité à la fin de la journée.

Loin d’être lourd ce projet m’a apporté beaucoup de plaisirs grâce particulièrement aux nombreux contacts avec les résidents de notre immeuble qui y allaient de leurs commentaires. Je n’aurais jamais pu rêver meilleure façon de connaître tous ces gens.

Les réactions se manifestent différemment selon les tempéraments. Les timides esquissent tout simplement un sourire au passage. Les curieux s’arrêtent et observent un moment sans me poser de questions. Les audacieux y vont de leurs observations.

Un monsieur s’arrête en retrait tous les matins de plus en plus longuement. Un jour, il s’enhardit et me dit avec un très fort accent anglais :

C’est très beau…

Je le remercie et en profite pour lui demander son nom.

Appelez-moi, James…

J’apprends dans les jours suivants qu’il a fait carrière comme architecte naval en Europe et que maintenant à la retraite il a trouvé femme et patrie à Québec. J’en ai fait mon conseiller lorsqu’un problème de proportions m’interpellait.

Un couple charmant, Suzanne et Pierre, sont parmi les plus intéressés à échanger quelques mots au passage. Un jour, ils arrivent sombres et silencieux. Je sens la mauvaise nouvelle. À mon regard interrogateur, Suzanne, les larmes aux yeux, me dit qu’ils reviennent de chez le médecin. Pierre a reçu un inquiétant diagnostic. Je pose mon pinceau et les embrasse avec compassion. Quelques mois plus tard, Pierre nous quittait définitivement… Suzanne demeure une amie.

Suzanne a une petite-fille, Béatrice, âgée de trois ans qui court voir la murale chaque fois qu’elle vient visiter sa grand-mère. La petite me demande un jour si je vais y dessiner une tortue. Un temps de réflexion… et je lui dis que la tortue est là et joue à la cachette dans le parc. Comme je suis moi-même grand-mère je sais qu’on doit trouver une réponse satisfaisante à l’imagination des enfants.

On compte en nos murs les Joly-de-Lotbinière. Monsieur est descendant du seigneur du même nom. Il a fait carrière dans la diplomatie. Madame vient d’une famille d’artistes. Ils sont tous deux très élégants de physique et de langage. Leur conversation fort enrichissante me révèle chaque fois un peu plus la richesse de leur culture dans le domaine artistique.

Vers la fin de mon travail, une dame s’insurge sur la pertinence de la fleur de lys au fronton d’une des maisons.

J’espère que vous allez faire aussi un drapeau canadien quelque part…

Elle cherche une approbation auprès d’un autre résident présent. La politique est un sujet délicat au Québec et il répond habilement :

C’est une œuvre d’art, madame, ce n’est pas une œuvre politique.

Avec cette prudente réponse il me dispense de l’obligation de donner à cette dame un cours d’histoire sur nos ascendances françaises.

Je m’en voudrais de ne pas parler de Roger D. que j’appelle mon chevalier servant parce qu’il m’aidait souvent à sortir ou à ranger le matériel. Avant sa retraite il était lettreur dans une grande entreprise d’enseignes. J’avais donc le spécialiste idéal pour inscrire dans les normes les mots RESTAURANT, AUBERGE, GALERIE d’ART et ARRÊT que l’on trouve sur la murale. Depuis il demeure pour nous un homme empressé à nous rendre service au besoin.

Le travail terminé, le Conseil d’administration de l’immeuble invita tous les copropriétaires à un vernissage qui se tint devant la murale. La fierté et le contentement étaient manifestes chez ces gens qui s’étaient approprié l’œuvre au fil de son évolution. Il m’arrive encore de voir des résidents amener des amis visiter LEUR murale.



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