vendredi 6 novembre 2009

Monsieur Lessard


M. Lessard était une personnalité dominante à Chicoutimi dans le domaine des affaires au milieu du siècle dernier. On l’appelait familièrement Monsieur J. A. (Joseph-Arthur) pour le distinguer de son frère Héraclius qui lui aussi tenait un commerce. Je n’ai pas connu ce dernier, mais par contre je peux me vanter d’avoir eu le privilège de connaître de près le premier.


Royaume de l'élégance

C’était autour de 1950. J’enseignais dans une école primaire de Chicoutimi. La surpopulation étudiante et l’absence de locaux avaient obligé la commission scolaire à diviser les élèves en deux groupes successifs par jour. J’enseignais à un groupe du matin. Il me restait donc beaucoup de temps libre.

Un après-midi, j’ose entrer au Royaume de l’élégance, le magasin le plus chic du Saguenay. Voir ne coûte rien… Pourquoi pas? Et si par hasard, je trouvais une jolie robe pour Noël? J’observe, admire, musardant d’une rangée à une autre lorsque je découvre une splendide robe de velours noire légèrement décolletée, à manches courtes bouffantes en dentelle blanche.

M. Lessard qui voit tout… m’offre de l’essayer. Elle me va à merveille. Un tour de valse devant le miroir… J’imagine le regard admiratif de Claude. J’achète… ou plus exactement, je fais mettre de côté, le temps de ramasser le montant de la merveilleuse robe.

En entendant mon nom, M. Lessard m’apprend que je porte le même nom que celui de sa femme et, plus encore, que le père de madame Lessard est cousin de mon grand-père Onésime. Nous voici presque en lien de parenté.

Votre oncle Monseigneur Victor vient souvent nous visiter…

Apprenant que l’enseignement me laisse mes après-midis libres, il me propose de travailler comme vendeuse dans le département des robes, manteaux et fourrures.

Je n’ai pas d’expérience.

Vous avez le sourire… C’est primordial.


Au travail

D’emblée j’ai aimé ce travail d’appoint. Il ne ressemblait en rien à celui de l’éducation. J’y trouvais un monde de beauté et d’élégance où l’approche psychologique de la vendeuse doit savoir orienter les clientes vers le bon choix et surtout leur donner satisfaction. Défi quotidien, toujours renouvelé. L’atmosphère du lieu ressemblait à un grand salon feutré. Des fauteuils disposés ici et là permettaient aux clientes de faire la pause au besoin. C’est là que souvent M. Lessard rassemblait les vendeuses pour donner ses directives. Un vrai PDG.

Je me sentais privilégiée. Il me réservait souvent des tâches particulières. Un jour entre autres il me confia une publicité téléphonique pour une vente de manteaux de fourrure. C’était une innovation pour l’époque. Pour le faire sans accaparer la ligne téléphonique du magasin, c’est chez lui, dans sa luxueuse résidence, qu’il m’amena. Il m’installa dans sa chambre, près du téléphone de la table de chevet.

Prenez vos aises et appuyez-vous sur mes oreillers.

Aidée du bottin, j’invitais durant toute la journée les dames de Chicoutimi, avec le plus de persuasion possible, à venir voir les aubaines offertes au magasin. Une pause au diner dans la grande salle à manger avec Mme et M. Lessard. Quel honneur!

Le lendemain matin, je reprenais mon travail habituel. Mon patron me salua avec un sourire coquin.

Votre parfum a flotté dans l’air de ma chambre toute la nuit…

Un peu mal à l’aise, j’ai sagement déduit qu’un homme, tout patron qu’il soit, avait le droit de rêver.

Autre marque de considération, il me demandait souvent de modeler un manteau de fourrure devant une cliente.

Quand elle vous voit le si bien porter, disait-il, cela est vendeur.

J’ai même eu le plaisir de participer à un défilé de mode au Capitole. C’est à moi qu’il réserva l’honneur de porter la robe de la mariée. À mon tour de rêver, moi qui projetais de convoler en juste noce bientôt.



L'homme

J’ai toujours senti que M. Lessard, tout homme charmant et charmeur qu’il était, manifestait son attachement envers moi avec beaucoup de respect. Avec le recul, je pense que le fait de porter le même nom que sa femme et de me savoir en amour avec mon bel étudiant le rendait romantique.

Pour preuve, il m’accorda facilement congé pour aller au bal de la faculté de Droit de Laval, même si le magasin avait besoin de tout son personnel pour la vente de fin de saison. Il partageait à sa façon ma joie, allant même jusqu’à me prêter une étole de vison pour compléter ma toilette.

Autre délicatesse de sa part. De retour d’un salon de la mode à Paris, mon cher patron me remit discrètement une broche en argent.

Cette petite ballerine m’a fait penser à vous qui suivez des cours de ballet.

J’aurais sûrement d’autres anecdotes à évoquer qui témoigneraient de ses attentions, mais je terminerai par cette dernière qui n’est pas la moindre.

Quelques jours avant notre mariage, j’ai reçu en cadeau un ensemble de draps brodés en fine percale. Sur la carte de vœux, ces mots signés J.A. Lessard :

Que votre ménage soit toujours dans de beaux draps et s’il vous arrive de rêver, j’espère y avoir une petite place.

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